Ecrire la ville - Trois-quarts d'heure dans la vie d'une ville

Tentatives d'épuisement d'un lieu en quarante minutes.
Dimanche 16 octobre, 12h10. Sur les marches de la place du huit Mai, à côté du marché couvert, face aux quais de Seine. Par une fraîche matinée ensoleillée d'automne ou de loin le temps que je préfère. Feuilles mortes à mes pieds.
Un vieil homme dans sa décapotable stationne, me regarde. Ca n'est pas un marché ce matin mais une « brocante de collection ». Il va bien dans ce décor.
Camion, petites voitures, longues voitures, voitures familiales défilent. Peu de monde sous les halles, elles ne se dirigent probablement pas vers la brocante.
Certains courent, certains marchent, d'autres se promènent mains dans les poches, à l'abri de cette fraîcheur pourtant agréable. Certains sont à vélo et il y en a qui font de l'aviron. C'est dimanche, on sort, on profite.
Me voilà assise juste à côté de l'arrêt du bus qui ne passera pas aujourd'hui, déjà rare la semaine. A gauche, panneau « rue des Ecoles ». Il n'y a jamais eu plus d'une école ici. Le panneau de stationnement indique « les mercredis et samedis de 00h00 à 15h00 ». Jamais vu un chat à minuit le samedi soir dans ce coin.
- « Un beau soleil ce matin » que cet inconnu me dit. Le monument aux mort est à l'ombre de ces rayons qui piquent mes joues. Tous les automobiles vous aveuglent avec leurs reflets.
Le pavé est usé, les murs aussi. La peinture de la rampe d'escalier sent la rouille d'ici.
Un jeune homme se gare à côté du « stationnement gênant » sur le passage clouté, puis se dirige d'un pas assuré vers la brocante. Ca en fera au moins un. A l'ombre des halles, de vieux livres jaunis et un meuble en bois que je distingue. Le jeune revient, puis redémarre. Il n'en a pas eu pour longtemps. Etait-il préssé ?
D'autres, baguette bien blanche ou plutot cuite, à la main ou sous le bras, prennent leur temps. Eux s'arrêtent devant moi pour séparer leurs chemins? Ils ne seront dans tous les cas, pas bien loin les uns des autres dans ce bout de ville.
12H32. Le trafic se calme par moment. C'est l'heure d'aller mettre cette baguette sur la table. Ils étaient moins du matin, ceux qui se dirigent seulement vers la boulangerie, le pas moins tranquile que cette dame âgée sacs bien garnis sous le bras.
Ils passent sous les halles avant de rentrer manger. Peut-être que dans toutes ces vieilleries parfois cafardeuses ils dénicheront un bouquin ou des tasses à café dont le vécu les touche. Bref, ils ressortent les mains vides, pas l'air frustré pour autant. Ces deux femmes, amies ou soeurs, ou voisines ? Peu importe, elles décident de faire une pause devant la Seine qui scintille quelques instants. Le bruit des voitures et autres moteurs n'empêche pas cette place d'être calme, toujours.
L'unique panneau publicitaire à ma vue parle de qualité de vie. Un silence énorme s'abat: plus rien. Seulement un de plus avec sa baguette. Une voiture passe, puis une autre en sens inverse...Mais ce lourd calme muet persiste. 12H42 :cela doit être pour ça.
Le bruit de la chaîne de quelques vélos se balade. Le panneau élèctronique doit afficher une température douce de son autre face, ça se promène ce midi. De mon côté, il annonce l'anniversaire du jumelage : un dix en chiffre romain clignote en orange. Est-ce donc un jour de fête ?
On vient récupérer la moto garée près du monument : bruit de fermeture-éclair d'un gros blouson, puis de moteur. Ils finissent par vous bercer. Celui-là avait quelque chose d'aigu. Un autre semble s'essoufler et celui venant de droite est plus profond. C'est toute une symphonie. Plus rien à nouveau, me temps de quelques secondes avant que cette mélodie ne redémarre.
12H48. Les arbres sont encore trop verts, ce n'est que le début de la saison qu'ils appréhendent. Les feuilles qui sont déjà au sol vont pourtant mieux dans ce décor.
On entend discuter de lundi, de la soirée de la veille ou de la semaine prochaine ou bien passée...Ca dépend des états, en fait. Ce peu de monde fait que l'on entend bien ces bouts de causeries.
Les habitants rentrent avec leur pain, les promeneurs avec un service de vieux couteaux encore précieux en prime. Cela fera toujours ça d'acquis pour ce dimanche. Ce dimanche dans cette ville.

Alice Fouché









17h45 : Le monde va et vient. Une femme pressée fend la foule devant moi : nerveusement, ses talons cliquètent au rythme de ses longues enjambées. Patience.




17h50 : Toujours la foule, malgré le jour qui décline, en branle, coulante, roulante, identique, changeante.
17h51 : Un homme, un enfant qu'on surveille, un bruit, des admonestations, des pleurs. Punition.




17h52 : Les mégots par terre, l'odeur nauséabonde de l'asphalte qui chauffe au soleil d'automne, hargneuse fin de journée.




17h55 : A l'Ouest rien de nouveau. A L'Est non plus. Ni Nord, ni Sud. On me jette un regard suivi d'un rire moqueur, passez votre chemin ?




17h59 : Des chiens, enfin, UN chien aboie, promené par une femme que personne ne remarque, à qui personne n'accorde un regard, une pensée. Elle est comme invisible dans son large sweat noir. Elle a pourtant l'air gentil, intelligent.




18h04 : Je change de position. De l'angle de la rue déboule un couple. L'entente n'est visiblement pas au beau fixe entre ses membres. Elle marche devant, décidée, résolue. Lui, tente de la suivre, de la rattraper, l'air contrit. Elle redouble de vigueur quand il agrippe son bras.




18h06 : Les bus se croisent, s'entrelacent en un ballet vrombissant. C'est presque agréable à regarder.




18h07 : Un contrôleur. Une voiture de fonction estampillée du logo (de taille indécente) de leur employeur.




18h08 : Une marée humaine inonde le quai. L'arrivée d'un RER sans doute. La foule se secoue, s'épaissit, se scinde : chacun rejoint la prochaine étape de son périple. Quotidien peut être, qui sait ? On reconnaît un autre, on se salue, parfois avec un sourire que la fatigue n'aura pas réussi à grignoter. Toujours l'odeur, la chaleur, le désagrément et sa fatalité implacable.




18h13 : Les voyageurs sont comme guidés, commandés, dirigés, programmés. Sans adresser un regard à quiconque, ils avancent, les yeux tournés vers ce qui est absolument devant eux. Vides. Pour certains, le retard est le pire des maux sur terre.




18h16 : Une femme blonde à faible corpulence court après un bus qui a déjà démarré. Elle le rate. Pourtant, une autre femme l'a eu, elle. Une quinzaine de secondes auparavant. A côté de moi, on fronce le nez. L'odeur.




18h20 : Nouvelle vague moins dense, un vélo, un landau, des enfants que leur mère réprimande. Ils poursuivent leurs jeux sur le trottoir.




18h21 : Les bus poursuivent leur chorégraphie, jusqu'à ce que les Hommes aient déserté le lieu.




18h22 : L'odeur est moins agressive. Elle est présente, toujours, fidèle à son intensité mais on s'y habitue. Mes voisins doivent se faire la même remarque : ils ne plissent plus les ailes du nez.





Marine Rolland









Jeudi 13 octobre, 19h07









Il commence déjà à faire nuit, les arbres sont une masse dentelée.
Deux voitures à droite, grise et verte, une à gauche, noire, puis une à droite, grise encore.
Il y a une véranda allumée dans l’arrière-plan, c’est étrange comme elle est en pente et comme elle est belle.
Deux voitures à gauche, rouge et taxi noir. Il y a une grande camionnette sur le trottoir, à contre-sens, à cause d’elle les voitures roulent au milieu sous ma fenêtre.
Une lumière étrange dans une fenêtre, rouge puis blanche puis vert bleutée, ce doit être une télévision.
Une voiture à gauche, noire.
Les voisins d’en face doivent avoir une piscine, ça se reflète sur leur façade, ça serpente.
Une voiture à droite, grise à toit ouvrant, puis une à gauche, noire. Les couleurs sont tristes. Puis une grise encore.
Si je me penche bien de chaque côté, je vois cinq lampadaires dans ma rue.
Un avion a mis 2 minutes, 47 secondes et 51 centièmes pour arriver à droite puis disparaître derrière les coteaux, aux 5/6 droits.
Une voiture grise, blanche, noire, noire, blanche, grise, grise, gris foncé, noire, grise, grise, grise, grise, grise. J’en ai assez. Je regarde les maisons.
Je vois des façades, des clairs obscurs, selon les lampadaires ; ils se raréfient avec les rues, sur la colline, on n’éclaire les arbres que s’ils sont propriété.
Un homme traverse la rue en diagonale, sans hâte de rencontrer le trottoir.
Le portail d’en face s’ouvre, la lampe clignote agressivement, c’est une voiture noire. Ils laissent le portail ouvert.
Deux étages au-dessus de la véranda, il y a une fenêtre, et dans celle-ci, une chambre beige et des étagères, une lampe au plafond et un lit superposé.
La camionnette qui était garée ne l’est plus, fait péniblement demi-tour, renonce, met ses warnings, retente, puis en fait, entre dans une allée.
Une voiture rouge ! C’est la seule couleur. Elle fait demi-tour à l’ancienne place de la camionnette.
Un cortège de voitures.
Un homme entre dans son portail vert après avoir parlé au propriétaire de la camionnette, qui était devant son portail vert à lui.
Une femme aux cheveux blonds et courts dans le premier portail vert, entreprend d’aider son mari à fermer les volets.
Une échelle gigantesque sur une camionnette. Les volets n’ont pas encore terminé d’être fermés en face.
Une mère et sa fille, avec une anse chacune de leur sac de courses, vont de droite à gauche et traversent devant moi, puis disparaissent sous le bas de la fenêtre.
Une lumière s’est allumée dans un jardin et découpe une dentelle d’épicéa.
Un homme avec un attaché-case et un portable à l’oreille droite.
Cette véranda me fascine, elle doit faire des kilomètres carrés, des milliers de mètres de transparence. Je crois que tout compte fait, la chambre au-dessus est jaune. Il y a une tache blanche dans le ciel, un nuage curieusement ovale, bien éclairé par la ville.
Un homme tout en noir, avec un sac si lourd qu’il penche du côté opposé. J’ai pas eu le temps d’écrire que déjà il était plus là.
La voiture noire retourne dans son portail, qui clignote encore violemment.
Il y a un bruit d’avion à moteur qui descend dans les graves, puis se stabilise, pendant 48 secondes et 94 centièmes.
La voisine sort de sa voiture, met son manteau, dit bonjour à une autre voiture en mettant son manteau, vérifie la rue puis rentre chez elle. Une autre lumière sur la véranda.
Les armoires d’électricité en bas dans la rue font réflecteurs, elles éclairent le mur de leurs deux flancs.
Un scooter avec un ridicule bruit d’insecte, quelqu’un qui crie pour interpeler Juliette, et une voiture grise, noire, blanche, noire, noire, blanche, grise, blanche, gris foncé, grise, blanche, grise, grise, noire, noire, blanche…

Jeudi 13 octobre, il est 20h07, les gens ne marchent pas assez, les gens sont tristes dans leurs couleurs, et oui ma sœur, je t’entends chanter par-dessus la radio.






Ludmila Bogatchek



















18H52 : deux jeunes filles passent avec leurs emplettes de la journée. 18H55 : une femme en tenue de soirée marche d'un pas rapide avec une pâtisserie à la main. 19H01 : un enfant s'amuse et pousse des cris de joie sur un manège. Des enfants passent à côté et le regardent, avec envie. 19h05 : cinq jeunes ; trois garçons et deux filles sortent du fast-food avec chacun une glace à la main. 19H11 : les voix des machines caisses express « Bonjour, bienvenue à la Caisse Express » « Sélectionnez votre moyen de paiement » « Le magasin vous remercie d'avoir utilisé les Caisses Express » commencent à donner le mal de crâne. 19H14 : une mère de trois enfants se fait contrôler à la sortie du magasin. A la même heure, un vieil homme prend un caddie. 19H17 : le vendeur d'une boutique de lunettes s'ennuie toujours à son bureau. 19H21 : un jeune marche en écoutant de la musique à fond provenant de son portable. Je reconnais la chanson de Sean Paul. 19H24 : un petit de six ans environ court. Juste derrière sa mère essoufflée et le visage plein de colère. 19H26 : j'écoute sans le vouloir la conversation de deux jeunes filles « Dte façons jviendrai vers quinze heures demain et on verra bien... » 19h32 : le vendeur qui s'ennuie ferme sa boutique. Au même moment, j'ai droit au sourire d'un petit garçon. 19H36 : une femme âgée s'assoit sur le banc, jette un coup d'œil à ma feuille. Elle me demande l'heure et je lui réponds « 19h38 »

Mélissa Louis

Spectateurs de Desdemone de Toni Morrison au Théâtre des Amandiers





Croquis de Julie Matta










« La pièce offre une sorte de suite de l’histoire bien connue de Shakespeare, Othello. On se situe après la mort de Desdemona, qui analyse son enfance, sa jeunesse, son amour, son meurtre. Elle se permet surtout d’enfin exprimer pleinement ses sentiments et par-dessus tout sa colère. Envers son père et sa mère et leur volonté de la contrôler et de l’éduquer à la perfection pour ensuite la donner à un autre noble. »
Cendrine Buisson







« Les musiques drapent les mots, les embellissent, les mettent en valeur, puis se détachent et vibrent elles aussi.
Quant aux chants africains, sonnant comme un vent d’ailleurs, ils résonnent dans la pièce, dans la salle en écho, portés par la douceur de la chanteuse, à la guitare, et ses deux musiciens. »
Marine Rolland








« Lumière tamisée, ciel étoilé suggéré, pureté et transparence mises en avant par la verrerie disposée sur la scène. La pureté et la franchise du personnage principal ressort d’autant plus par la coupe épurée des robes blanches qui donnent alors à voir un ensemble tout en harmonie. »
Alice Fouché



« L’horrible nuit. »
Yann Roussel



« D’une voix forte elle remet en question son destin tracé, sa soumission, l’acte barbare de son mari. On voit apparaître une femme différente que celle décrite dans la pièce de Shakespeare. »
Lucille Dobler



« Confronter ainsi deux univers, l’Afrique et l’Occident, a beaucoup apporté à la pièce, parlant aussi d’esclavage et de xénophobie. »
Anaïs Léger

Les MàNAA jouent Othello de Shakespeare








Avant de voir Desdemone de Toni Morrison au Théâtre des Amandiers, les étudiants ont mis en scène des extraits d'Othello.






Ludmila Bogatchek
Naomie Fournié




La parodie d'une manipulation - Lena Marciano et Marine Rolland